Ma souffrance intérieure…

Dans le numéro du 2 octobre du Journal Rossiïskaïa Gazeta a été publiée une tribune du politologue renommé Koudratilla Rafikov, intitulée «Ma souffrance intérieure…». L’auteur y réfléchit à la place de l’Ouzbékistan dans l’histoire et la culture mondiales, analyse l’importance de la renaissance du patrimoine spirituel et l’idée du Troisième Renaissance, qu’il relie aux réformes et initiatives contemporaines du Président Chavkat Mirzioïev. Avec l’autorisation de l’auteur, nous proposons à nos lecteurs le texte intégral de cette publication.
Ma souffrance intérieure…
Koudratilla Rafikov, politologue
À première vue, le titre de l’article peut paraître sombre et donner au texte une nuance de pessimisme. Mais il n’y a là ni condamnation ni reproche. Il ne s’agit pas de noircir le passé ni de nourrir des rancunes envers ceux qui nous ont quittés. Et encore moins de souligner la valeur de nos jours lumineux et de nos réussites actuelles en les comparant aux pages sombres de l’histoire. Cependant, une question naturelle se pose : si tout semble se dérouler correctement, d’où vient donc cette douleur ?
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«Les mythes ne vivent pas d’eux-mêmes. Ils attendent que nous leur donnions chair et sang. Qu’au moins une seule personne au monde réponde à leur appel – et ils nous abreuveront de leurs sucs inépuisables. Notre tâche est de les préserver, de faire en sorte que leur sommeil ne soit pas un sommeil mortel, afin qu’une résurrection devienne possible», écrivait un jour Albert Camus.
L’essence de notre réflexion, bien qu’elle ne coïncide pas entièrement, demeure très proche de celle de l’écrivain français. En effet, nous aussi, au fil des années, avons perdu la mémoire de notre histoire légendaire, de notre culture, de nos ancêtres et de notre propre place dans le monde. Nous remarquons sur nous des regards qui nous perçoivent comme des êtres «de troisième ordre», issus d’un pays situé quelque part, loin, en Asie. Le plus amer, c’est que notre image culturelle et historique sur la scène mondiale s’est dissoute comme de l’eau dans le sable. La simple sonorité des mots «Ouzbek» et «Ouzbékistan» s’est réduite à désigner un simple point sur le globe, ayant perdu leur véritable signification. Le suffixe « -stan » dans le nom de notre pays s’est retrouvé parmi beaucoup d’autres semblables et a souvent été prononcé pêle-mêle, parfois même avec une nuance de mépris.
Si l’on donne à notre réflexion un caractère plus sérieux, il convient de rappeler que l’un des politologues occidentaux les plus connus a constaté : «Pour la majorité des gens à l’étranger, la patrie d’Ibn Sina et d’Al-Biruni n’est pas un centre de civilisation, mais seulement une région agitée qu’il faut traverser sur la route menant ailleurs». Il avait raison, et il n’y avait pas lieu de s’offusquer de son jugement – hélas, la réalité ne différait en rien de ses paroles.
Cependant, comme l’a justement remarqué le politologue, l’Ouzbékistan, avec son héritage spirituel et culturel ainsi que sa riche tradition d’État, ne méritait en aucune manière de se perdre parmi les autres «-stan ».
C’est précisément ici que sont nées deux des plus grandes renaissances – islamique et timouride – qui ont laissé leur empreinte dans l’histoire de toute l’humanité. C’est ici que se trouvaient les centres des empires qui dominaient la moitié du monde.
Mais où est donc passée cette histoire, où est cette mémoire qui nous confère fierté et grandeur spirituelle?!
Celui qui connaît, ne serait-ce qu’un peu, notre histoire et notre héritage, ne peut s’empêcher de réfléchir à cette question, tandis qu’une douleur amère du déclin spirituel grandit lentement dans son cœur.
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Je crois que les personnes compétentes et éclairées voient la direction que prend aujourd’hui l’Ouzbékistan et les processus profonds qui s’y déroulent. Mais je pense que tout le monde n’est pas en mesure de remarquer un détail très important. Je demeure aujourd’hui encore convaincu que l’Ouzbékistan et son peuple, contraints pendant de nombreuses années de vivre dans les épreuves et les difficultés, avancent désormais non seulement sur la voie du renforcement de la souveraineté de l’État. Nous retrouvons ce qui avait été oublié et arraché sans pitié de notre cœur – la mémoire d’un grand passé, la culture et l’héritage de nos ancêtres. Ce noble travail n’est pas simplement une renaissance de l’histoire, c’est une quête du véritable visage de la nation, une reconquête de la force spirituelle et du renouveau. C’est là que résident notre vérité et notre justice objective.
Je pense qu’il est temps d’exprimer franchement mon opinion sur une question ayant un rapport direct avec notre sujet. Lorsque l’on a commencé à parler dans le pays du Troisième Renaissance et que cette idée a été présentée au plus haut niveau, certains l’ont accueillie avec ironie. Et il serait faux d’affirmer que de tels points de vue ont disparu – ils existent encore aujourd’hui. Cependant, le problème est que ces personnes ne perçoivent que la couche superficielle de la politique, sans en pénétrer l’essence. La force du phénomène réformateur du Président Chavkat Mirzioïev réside dans le fait qu’il n’a jamais étalé au grand jour son amour sincère pour le peuple et la patrie, mais a su le garder dans son cœur et dans ses actions. Il s’est montré au-dessus de ceux qui tentaient de répondre par l’ironie ou la moquerie. Mais celui qui suit attentivement son activité voit l’essentiel – la force intérieure, l’idée et l’énergie inépuisable qui animent le dirigeant de notre État.
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«Pourquoi avons-nous créé le Centre de la civilisation islamique ? Pour immortaliser dans l’histoire la gloire et la grandeur de notre peuple. Pour que chacun, en y entrant puis en ressortant, s’incline devant ce peuple». Cette citation fut prononcée par le Président dans un discours adressé aux représentants actifs de la société à la veille de la récente célébration de la Journée de l’indépendance. Le texte cité ci-dessous est tiré de son allocution de 2023, où il déclara: «Si l’on regarde le passé, nous devons reconnaître un fait amer : il n’y a pas si longtemps, le mot “Ouzbek” évoquait l’image d’un homme travaillant du lever au coucher du soleil dans un champ de coton. Malheureusement, nous en étions arrivés à ce point. Le monopole du coton est devenu un fléau, une malédiction pour notre peuple : il a asséché la mer d’Aral, détruit l’écologie, ruiné l’économie et l’éducation. Plusieurs générations ont été condamnées à la semi-alphabétisation. Aujourd’hui encore, nous luttons contre ces conséquences».
À première vue, les citations mentionnées ne semblent pas liées – elles diffèrent tant par le temps que par le contenu. Mais leur enchaînement n’est pas fortuit: c’est précisément ainsi qu’il devient plus facile de comprendre le monde intérieur du Président, ses rêves et ses aspirations, ainsi que la véritable idée de ses discours.
Si l’on prête attention au sous-texte, on voit clairement que la rhétorique, invisible au premier regard, transforme les paroles citées en une seule ligne de sens. Autrement dit, les propos du Président sur la Renaissance et la renaissance spirituelle ne sont pas de simples déclarations de circonstance, mais une conception rigoureusement construite, fondée sur une base solide et une stratégie claire.
Il convient de noter que l’idée de créer le Centre de la civilisation islamique, devenue le thème principal de notre article, a été exprimée par le Président dès le début de son mandat, en 2017, et que la mise en œuvre de cette vaste initiative a alors commencé.
Depuis lors, l’idée du Troisième Renaissance, le nouveau regard porté sur notre héritage historique et culturel, sur les époques des renaissances islamique et timouride, ainsi que sur la mémoire de nos grands ancêtres, sont devenus le cœur même de la politique de Chavkat Mirzioïev.
Parfois, il semble que son monde intérieur soit entièrement animé par un seul désir profond – rendre à la nation et à la patrie la place qu’elles méritent, restituer la grandeur qui avait été humiliée et foulée aux pieds.
J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion d’entendre les discours passionnés de Chavkat Miromonovitch sur le passé de notre peuple et sur l’histoire de la Patrie: «Pourquoi, lorsque l’on prononce les mots “Ouzbek” ou “Ouzbékistan”, n’évoque-t-on que le coton et le plov, la tubeteïka et le chapane, la théière ornée de motifs de coton, la tchaïkhana et l’hospitalité? N’avons-nous donc rien d’autre à montrer au monde, rien pour affirmer notre identité? Pourquoi ne présentons-nous pas à l’humanité notre grand passé – l’héritage de nos ancêtres qui, par leur science et la lumière de leur savoir, ont conquis le monde entier? Pourquoi avons-nous peur de cette mémoire, pourquoi la cachons-nous, feignons-nous qu’elle n’existe pas, redoutons-nous de prononcer les noms des grands et de montrer ouvertement leur héritage? Ce sont pourtant nos ancêtres qui ont donné à l’humanité des leçons allant des mathématiques à la médecine, de l’astronomie à la philosophie et à la musique, et qui ont jeté les bases de nombreuses sciences modernes. Ce sont eux qui ont bâti des empires de l’Altaï à la Méditerranée, de l’Égypte à l’Inde. Alors pourquoi aujourd’hui en sommes-nous arrivés à un point où les épaules de nos enfants sont affaissées, leurs têtes inclinées et leurs regards tournés vers le sol ?…»
Depuis que j’ai entendu pour la première fois ces paroles de Chavkat Miromonovitch, près de trente années se sont écoulées. Il ne fait aucun doute que cette douleur intérieure – la douleur pour le destin de la nation – a forgé en lui un patriote dévoué, un fils de son peuple et de sa terre.
En effet, sa douleur intérieure n’était pas imaginaire, mais parfaitement légitime. Avec une certaine part de pathos journalistique, on pourrait dire que, parfois, il semblait que l’histoire elle-même avait été injuste envers nous. Mais il ne fait aucun doute que les idées scientifiques et les découvertes de nos grands ancêtres ont, en leur temps, inscrit de nouvelles pages non seulement dans les sciences exactes, mais aussi dans l’histoire, la géographie, la philosophie, la culture, l’art et l’architecture, enrichissant ainsi la civilisation mondiale.
Il suffit de rappeler que c’est Muhammad ibn Moussa al-Kharazmi qui posa les bases du système de numération moderne; qu’Abou Ali ibn Sina rédigea son œuvre immortelle, Le Canon de la médecine; qu’Abou Raïhane al-Biruni, à l’aide d’un simple astrolabe, mesura avec une précision remarquable le rayon de la Terre; et que Christophe Colomb, en découvrant l’Amérique, s’appuya sur les calculs d’Ahmad al-Fergani. Tout cela constitue la preuve de l’intelligence sans limite et du prodigieux héritage scientifique de nos ancêtres.
Ce n’est pas un hasard si, autrefois, le papier de Samarcande était considéré comme la norme de qualité, et si le somptueux décor des palais et des temples européens était réalisé à partir de la soie de Ferghana. Tout cela témoigne de l’immense importance de l’héritage spirituel et matériel de nos ancêtres.
Un fait encore plus marquant et instructif est cité par le célèbre chercheur américain Frederick Starr. En parlant de la période du premier Renaissance en Asie centrale, il souligne : «La dernière grande explosion d’énergie culturelle dans cette région eut lieu sous la domination des Turcs seldjoukides et dura plus d’un siècle à partir de l’an 1037». Depuis leurs capitales orientales – Merv (située sur le territoire de l’actuel Turkménistan) et Nichapour (à la frontière de l’Afghanistan et de l’Iran) – ils soutenaient des savants et des inventeurs dans les domaines les plus variés. Parmi les grandes réalisations de cette époque figure l’invention du double dôme, capable de couvrir d’immenses espaces. Les premiers exemples peuvent encore être observés aujourd’hui dans les ruines abandonnées de Merv. Après avoir parcouru le monde, depuis la coupole de Filippo Brunelleschi à Florence jusqu’à la cathédrale Saint-Nicolas à Saint-Pétersbourg, cette découverte architecturale a trouvé son expression dans la coupole du Capitole à Washington.
Oui, cette juste reconnaissance confirme que nos ancêtres furent également de grands maîtres dans l’art de l’architecture. Mais aujourd’hui, qui donc, en dehors d’une poignée de spécialistes, le sait et le reconnaît ? Qui raconte au monde que notre peuple possédait un si vaste potentiel créatif et intellectuel ? Je me souviens qu’à l’époque déjà, cette douleur, cette question muette se lisaient dans les paroles et dans le regard de Chavkat Miromonovitch.
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Un philosophe européen du milieu du XXe siècle, décrivant les guerres et les calamités qui avaient bouleversé le continent et le monde, remarqua : «Si, en des temps aussi difficiles, les artistes continuent malgré tout à peindre des scènes paisibles, à représenter des poules endormies, cela signifie que la foi en la beauté, en la création, en la paix et en la bonté demeure encore vivante dans le cœur humain».
Et moi, près d’un siècle plus tard, j’ajouterai ceci : aujourd’hui, alors que le monde se tient au bord d’une catastrophe nucléaire (et que notre région voisine avec quatre puissances nucléaires), tandis que l’une des puissances qui prétend jouer le rôle de maître de l’ordre mondial envisage de transformer son «ministère de la Défense» en «ministère de la Guerre», n’ai-je pas le droit de poser la question : quel doit être le cœur de l’homme pour, en de tels temps, parler de civilisations, d’héritage culturel, d’art et de valeurs éternelles, tout en ayant le courage de les faire vivre ? Et peut-on juger cette question déplacée ? Si l’on se réfère à Camus, qui écrivait que les mythes ne doivent pas mourir et qu’il doit se trouver au moins un homme capable de répondre à leur appel et de leur insuffler une vie nouvelle, voyant en cela une nécessité historique, quelle force pourrait l’en empêcher ?
Bien entendu, le sujet que nous abordons mérite par sa nature même un langage imagé et le recours aux catégories philosophiques. Car l’idée qu’il renferme ne consiste pas seulement à défendre les intérêts de la nation et de la patrie, mais aussi à orienter ses pensées et ses sentiments dans le courant universel de l’humanité, à sonner la cloche du réveil au-dessus d’un monde devenu de plus en plus fatigué et monotone, à rappeler que la bonté et la beauté existent encore dans ce monde. Nous reviendrons sur ces réflexions un peu plus tard.
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Aujourd’hui, il convient d’aborder une autre question importante pour nous. Il faut le reconnaître avec regret: lorsque, au niveau mondial, on parle de la «civilisation musulmane», qui a occupé une place solide dans l’histoire de la culture universelle, notre pays et notre peuple se retrouvent souvent en marge. Pourtant, c’est bien nous qui avons le plus de raisons de nous considérer comme les héritiers de cette richesse d’une valeur véritablement universelle. Oui, Bagdad fut le centre formel du califat. Et même si certains cherchent à présenter cette grande Renaissance comme un phénomène exclusivement lié au Moyen-Orient, et ses grands savants comme appartenant au monde persan ou arabe, la réalité est tout autre: le centre historique et la principale base intellectuelle se trouvaient ici, chez nous. C’est un fait attesté par des documents.
Nos observations ont été formulées avec une grande justesse par le chercheur déjà mentionné, Frederick Starr, dans l’un de ses ouvrages : « Bien que le calife al-Ma’moun ait été nommé dès l’an 818, il refusa de quitter l’Asie centrale et gouverna le monde musulman depuis la ville unique de Merv, située sur le territoire de l’actuel Turkménistan». Ce n’est que plus tard, en s’installant à Bagdad, qu’il emporta avec lui non seulement les troupes turques, mais aussi les richesses de l’Asie centrale, forgées dans la fusion des cultures turque et persane. Ce déplacement de l’Asie centrale vers le Moyen-Orient reproduisait en réalité l’ancien phénomène de la «migration des esprits» – celui qui avait conduit les centres du savoir grec vers Rome.
Le chercheur de l’Université d’Oxford, l’historien de l’Antiquité Paul Wordsworth, en évoquant le passé de l’Asie centrale, souligne tout particulièrement qu’elle occupait autrefois une place clé dans la formation de l’ordre mondial. « On a coutume de penser que les vastes étendues de l’Eurasie ont toujours été étroitement liées entre elles, déclara-t-il dans une interview à la BBC. Mais c’est une illusion. L’Asie centrale, ce sont les sommets austères des plus hautes montagnes de la planète, ce sont des fleuves capricieux et impétueux que les hommes ont franchis au prix de siècles d’efforts».
Dès le milieu du premier millénaire, des marchands apparurent ici : non seulement ils ouvrirent des routes à travers un relief des plus complexes, mais ils firent de la région le cœur du commerce mondial. Pourtant, l’Asie centrale n’était pas seulement un carrefour de caravanes – elle devint le berceau du savoir et de la création. Les savants voyageaient de ville en ville, échangeant leurs découvertes. Boukhara et Samarcande, situées sur la Route de la soie, devinrent des centres de connaissance que l’on peut comparer à Oxford et Cambridge de leur époque. Lorsqu’on parle de la Route de la soie, on évoque le plus souvent la Chine ou l’Empire romain, comme si tout ce qui se trouvait entre eux n’avait fait que vivre passivement sous une influence étrangère. Mais la véritable histoire de l’Asie centrale renverse ces stéréotypes: c’est ici que, grâce à la puissance de l’esprit et à une culture originale, toute l’Eurasie a pu être unie en un tout cohérent.
Cependant, le malheur est que, comme le remarque justement Wordsworth, notre région est restée pendant des siècles dans l’ombre d’influences étrangères. Et le plus amer, c’est que, même aujourd’hui, certains tentent encore de nous présenter comme «l’arrière-cour» de quelque grande puissance, nous repoussant une fois de plus à la périphérie de l’histoire mondiale.
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Il faut le reconnaître : à différentes époques, nous avons regardé l’histoire de diverses manières. Parfois, nous en étions les captifs dociles. Parfois, nous nous contentions de nous réchauffer à la fierté du passé. Nous la remodelions comme on découpe un tissu selon ses propres besoins, prenant les ciseaux pour la tailler à notre guise. Tout le monde se souvient bien de cette attitude à l’époque soviétique. Mais même pendant la période d’indépendance, il n’y eut pas de changements fondamentaux. Pour être juste, on ne peut pas dire qu’aucune évolution n’ait eu lieu: certaines questions étaient discutées, des initiatives apparaissaient. Cependant, comme auparavant, elles étaient exprimées de manière ponctuelle, et non par une nécessité intérieure.
Une place particulière dans cette évolution revient à l’ensemble architectural qui, après avoir suivi la voie allant de Chakhrisabz à Samarcande, a trouvé son aboutissement au cœur de la capitale – le majestueux monument de bronze de Sahibkiran. Ce geste est devenu le symbole des premières années de l’indépendance, une manifestation éclatante du respect voué à notre grand ancêtre et à son héritage. La vaste et solennelle place reçut le nom d’Amir Temur, et à proximité immédiate fut inauguré le Musée d’État de l’histoire des Timourides. Ces démarches ont non seulement immortalisé la mémoire, mais ont également affirmé clairement la position de l’État à l’égard du passé. Autrement dit, cela signifiait la reconnaissance de la figure de Temur et de la grandeur de son empire comme symbole d’une souveraineté nationale renaissante. Il est important de rappeler ici que, dans l’histoire récente, cette idée fut pour la première fois avancée par les djadides. Et il ne s’agissait pas seulement de la personnalité de Sahibkiran – leur pensée englobait également le Köktürk Attila, Bilgä Kagan, Özbek Khan et même la figure ambiguë de Gengis Khan, dont la mémoire, malgré toutes ses contradictions, éclairait elle aussi la conscience nationale.
À vrai dire, pour une ancienne république soviétique venant tout juste d’acquérir sa liberté, cela paraissait tout à fait naturel, voire un pas digne d’applaudissements. Mais il existait tout de même des exceptions qui troublaient cette quiétude. À cette époque, fût-ce de manière implicite, s’est imposée dans la conscience collective l’idée que notre histoire commençait et se terminait avec Temur et sa dynastie. Certes, cette affirmation peut paraître abrupte, mais en réalité la situation ne différait guère de cette perception. Les savants et les grands penseurs d’il y a un millénaire étaient parfois évoqués, leurs noms étant parfois insérés dans des discours politiques pour leur donner du poids, mais le véritable passé millénaire de notre peuple n’obtenait toujours pas la reconnaissance qu’il méritait. Il est fort probable que le fait qu’aujourd’hui Béruni, Kharazmi, Ibn Sina, Farabi et d’autres de nos grands ancêtres soient considérés comme des Arabes ou des Persans témoigne justement de notre ancienne indifférence à l’égard de notre propre héritage.
Rappelons-nous : à cette époque, nous célébrions solennellement les millénaires de nos villes et divers événements, nous fêtions les anniversaires de grands savants reconnus dans le monde entier – mille ou même deux mille ans après leur naissance, et ainsi de suite. Mais, de manière étrange, nous continuions pourtant à affirmer que l’histoire nationale commençait prétendument seulement au XIVe siècle, avec l’époque d’Amir Temur. Le plus étonnant, c’est que des dizaines de siècles précédant le XIVe siècle, ainsi que six autres après lui, semblaient avoir disparu de la mémoire. Comme si tout ce passé n’existait que dans les manuscrits des savants et des écrivains. En réalité, cela signifiait une seule chose : l’histoire était adaptée à l’idéologie et à la politique. Nous en retranchions ce qui paraissait inutile, nous en gardions ce qui convenait et nous l’utilisions au gré des intérêts du moment.
Prenons pour exemple le populisme politico-idéologique. Afin d’apaiser l’indignation de l’intelligentsia et de la société, nous avons érigé à Yunusabad, à Tachkent, un mémorial dédié aux victimes des répressions. Mais, la main sur le cœur, reconnaissons-le : avons-nous réellement réussi, à travers la création de ce mémorial, à faire comprendre aux générations actuelles toute la tragédie et la complexité de cette époque terrible, qui a touché non seulement notre peuple, mais aussi tous les autres peuples de l’ancien Empire soviétique?
C’est pourquoi je ne m’y attarde ici qu’en passant.
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Je pense qu’il est maintenant approprié de revenir à l’objet même que nous avons pris comme thème principal de cet article. Rappelons que la construction du complexe a commencé dès 2017. Il est situé au cœur de Tachkent, sur le territoire du célèbre ensemble de Khazrati Imam, et s’étend sur dix hectares. L’impressionnant bâtiment mesure 161 mètres de long et 118 mètres de large, et compte trois étages. Sa coupole centrale azurée s’élève à une hauteur de 65 mètres. Le bâtiment lui-même est érigé sur un terrain d’une superficie de 1,8 hectare, tandis que la surface utile totale atteint 42 000 mètres carrés. Ces chiffres, à eux seuls, montrent que le Centre de la civilisation islamique en Ouzbékistan, par sa grandeur, son envergure et son ampleur, comptera parmi les plus vastes complexes au monde consacrés à l’étude et à la promotion de l’histoire, de la culture et de l’héritage de l’Islam.
Je me permets d’en parler plus en détail, en tant que personne qui a vu de ses propres yeux cet édifice majestueux et qui a éprouvé un sentiment de fierté et d’élévation spirituelle incomparable.
Le complexe a été construit dans les meilleures traditions de l’architecture orientale et nationale. On peut y entrer de tous les côtés, par quatre portails monumentaux. Leurs façades, comme l’ensemble des parties extérieures du bâtiment, sont ornées d’inscriptions tirées du Coran et des hadiths, portant les plus hautes valeurs : la connaissance et l’instruction, la miséricorde et la générosité d’âme, le respect envers les parents.
Le musée du Centre abritera des expositions uniques : la Salle du Coran, une section consacrée aux civilisations préislamiques, des expositions dédiées au premier et au deuxième Renaissance, à la période des khanats ouzbeks, à l’Ouzbékistan du XXe siècle, ainsi qu’à «Nouvel Ouzbékistan – Nouvelle Renaissance». Le deuxième étage est réservé aux représentations d’organisations internationales et aux filiales de plus de cent grands instituts scientifiques, musées et bibliothèques de Turquie, de Russie et d’autres pays, y compris ceux d’Asie centrale. Parmi eux figurent des centres de renommée mondiale tels qu’Al-Furqan et le Centre d’études islamiques d’Oxford.
Il convient de souligner tout particulièrement que l’activité du centre prévoit un système de planification des recherches scientifiques tenant compte à la fois de l’expérience nationale et internationale. Et ici, il est impossible de ne pas relever un point essentiel. Aujourd’hui, nous parlons souvent du grand phénomène des deux renaissances nées sur notre terre. Mais nous ne réfléchissons pas toujours à la manière dont elles ont été rendues possibles. L’histoire en témoigne clairement : ces deux renaissances ont vu le jour grâce aux échanges culturels et à une intégration organique dans l’espace scientifique mondial.
Le Centre a été conçu dès le départ comme une plateforme de coopération avec les plus grands établissements scientifiques et culturels du monde. En d’autres termes, les esprits les plus brillants de la planète doivent venir travailler en Ouzbékistan – tout comme, jadis, le calife al-Ma’moun et Amir Temur attiraient dans leurs États les plus grands penseurs de leur époque. Il convient de souligner que la construction et l’équipement de ce complexe ont mobilisé la participation de spécialistes et de savants de dizaines de pays.
Dès aujourd’hui, des dizaines de musées et de centres scientifiques prestigieux ont exprimé le souhait de présenter leurs expositions lors de l’inauguration solennelle du centre. Parmi eux figurent le Musée des arts islamiques (Malaisie), la bibliothèque Süleymaniye (Turquie), le Musée de l’Ermitage d’État et le Musée d’État d’histoire de la religion de Saint-Pétersbourg, le complexe Azret-Sultan (Kazakhstan), l’Université de Bologne (Italie), la Fondation Ratti, la collection Alberto Levi, le Musée national d’histoire de l’Azerbaïdjan, les collections de David Peiley, Bruce Baganz et David Raisbord (États-Unis), ainsi que la Fondation Marjani.
Au cours de l’organisation du travail du musée, j’ai prêté attention à un autre détail important qui m’a sincèrement réjoui. Il n’est un secret pour personne qu’auparavant, sur les réseaux sociaux ou dans certains médias étrangers, apparaissaient de temps à autre des informations désagréables : tel ou tel musée ou institut d’Ouzbékistan aurait été victime du vol d’un manuscrit ancien ou d’un artefact de valeur historique, secrètement exporté à l’étranger. Aujourd’hui, il n’est plus question de vols, mais bien du retour dans leur patrie des trésors culturels de notre peuple, autrefois emportés au-delà des frontières de manière barbare.
Récemment, à Londres, lors des ventes aux enchères de Sotheby’s et de Christie’s, ainsi qu’auprès de célèbres collectionneurs et marchands d’art, plus de 580 artefacts relevant du patrimoine culturel de l’Ouzbékistan ont été acquis pour le nouveau musée. Songez-y : près de six cents de nos reliques retournent chez elles – un événement sans précédent dans toute notre histoire! Parmi les trouvailles inestimables figurent un fragment du majestueux Coran de Boysoungour, copié par le calligraphe Omar Akta sur ordre d’Amir Temur; des poignards et des épées de l’époque des Babourides; une poignée de poignard unique; de somptueuses broderies des XVIIIe–XIXe siècles – du temps des khanats ouzbeks; des miniatures des périodes babouride et safavide; des bijoux en or de la Horde d’or; un exemplaire du Masnavi-i ma’navi de Djalaleddin Rumi; une page du Madjma‘at-tawarikh de Hafizi Abrou datant de l’époque timouride; ainsi que des céramiques et des pièces d’orfèvrerie du Sogd, des Karakhanides et des Seldjoukides.
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L’historien Mutribi Samarkandi, qui vécut aux XVIe–XVIIe siècles, raconte dans l’un de ses ouvrages l’énergie créatrice d’un brillant représentant de la dynastie des Cheïbanides, le dernier souverain du Touran, Abdoullakhan. Il cite les paroles de ce khan: «Alisher Navoï, proche du sultan Hussein Mirzo, a su laisser derrière lui un millier d’édifices bienfaisants. Et nous, qui sommes rois – si nous n’en construisons pas au moins dix mille, quel droit avons-nous de nous appeler dirigeants?»
L’histoire montre que tout grand souverain considérait la construction et la création comme les garants de sa mémoire éternelle. Mais rares sont ceux qui ont su laisser une empreinte indélébile. Seules devenaient véritablement immortelles les entreprises fondées sur le savoir, l’art et la culture, nourries par les eaux vivifiantes de ces sources. Les premier et deuxième renaissances de notre histoire en sont une éclatante confirmation.
Le projet proposé par Chavkat Mirzioïev se distingue par une rare universalité, à la mesure du monde. En observant l’activité du centre, on remarque aisément qu’il n’a pas pour vocation de répéter les erreurs du passé en nous transformant en «prisonniers de l’histoire», mais au contraire d’insuffler une nouvelle vie à l’héritage de nos ancêtres, de relier les traditions à la modernité, l’histoire à l’avenir, et d’ouvrir la voie vers un horizon lumineux. Et si des centaines de savants éminents du monde entier viennent ici pour entreprendre un travail créatif et de recherche, la naissance de véritables merveilles et découvertes ne sera qu’une question de temps. De tels exemples se sont déjà rencontrés plus d’une fois dans l’histoire.
Peu de gens aujourd’hui réfléchissent au fait que derrière l’histoire de la célèbre œuvre Aïda ou de la statue de la Liberté se cachent des tournants inattendus. En 1869, le dirigeant égyptien Ismaïl Pacha commanda au grand compositeur Giuseppe Verdi une œuvre lyrique pour l’inauguration du canal de Suez. C’est ainsi que naquit Aïda, représentée pour la première fois sur la scène du théâtre du Caire en 1871. À la même époque, Ismaïl Pacha s’adressa au sculpteur français Frédéric Bartholdi avec l’idée d’ériger, à l’entrée du canal, une figure monumentale d’une femme tenant un flambeau à la main. Mais le projet se révéla trop coûteux. Ce n’est que des années plus tard que cette idée trouva une nouvelle vie sous la forme de la statue de la Liberté, devenue le symbole de l’Amérique.
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Tachkent n’a jamais été une ville ayant besoin d’épithètes superflus ou d’éloges excessifs. Son histoire remonte si loin dans les siècles que non seulement nos grands ancêtres – Abou Raïhane al-Biruni, al-Kharazmi, Mahmoud Kachgari – en ont parlé, mais aussi le savant grec antique Claude Ptolémée, qui mentionna Tachkent dans son Guide de géographie au IIe siècle. À toutes les époques, le mot «Tachkent» évoquait invariablement dans l’imaginaire l’image de la Vieille Ville. Mais que s’est-il donc passé dans ce coin de la capitale, qui fut pendant des siècles l’orbite culturelle de Shash, au cours des cent dernières années? L’histoire en témoigne: dans les années 1980, on y vit apparaître un symbole du modernisme soviétique – le marché de Tchorsu; durant les années de l’indépendance fut érigé le complexe Khazrati Imam, et à proximité, la Maison de la mode «Zarkaynar». Et pourtant, malgré ces innovations, cette partie de la ville est depuis toujours restée le centre spirituel et culturel de l’antique Chach.
Aujourd’hui, il suffit de se promener dans la Vieille Ville pour devenir témoin d’un véritable miracle. Vous aurez l’impression de marcher dans l’histoire elle-même, votre imagination entrera en dialogue avec le passé – je vous en donne ma garantie. Vous serez particulièrement conquis par la rue Korasaroy, où se trouve l’entrée principale du centre: il est difficile d’y résister au charme unique de notre ancienne capitale. Penser qu’en un laps de temps si court, de telles transformations ont pu être accomplies ! Franchement, l’esprit a du mal à y croire. J’ai moi-même dirigé autrefois plusieurs districts de Tachkent. À cette époque, il fallait des années pour mettre en service une simple canalisation ; pour une réparation ordinaire, nous pouvions passer des mois à chercher une pelleteuse. Et aujourd’hui, la réalité actuelle, avec toutes ses possibilités, semble un rêve incroyable, un conte merveilleux.
Je suis fermement convaincu que le Centre de la civilisation islamique ne sera pas seulement un nouveau souffle pour l’héritage spirituel de la Vieille Ville, mais qu’il élèvera également Tachkent dans l’orbite culturelle de la région, la plaçant au même rang que Samarcande et Boukhara.
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Un écrivain russe a dit une phrase célèbre : si un fusil est suspendu au mur dans une pièce de théâtre, il finira forcément par tirer dans le dénouement. Cette remarque concerne le théâtre, mais son essence résonne de façon étonnante avec notre situation actuelle. Si je n’explique pas pourquoi j’ai choisi un titre aussi sévère pour cet article et d’où me vient ce sentiment, je risque de priver le texte de sa cohérence intérieure. Je vais donc m’expliquer. Lorsque j’ai découvert l’histoire qui s’est révélée à nous à travers le Centre de la civilisation islamique, mon cœur s’est serré de deux regrets. Premièrement: bien que nous possédions un passé aussi glorieux, nous n’avons jamais su le présenter dignement au monde. Deuxièmement: bien que nous disposions d’une richesse culturelle capable d’enrichir l’humanité tout entière, nous ne nous sommes jamais souciés de la rassembler et de dire au monde : tout cela est l’œuvre de nos ancêtres.
Pourtant, même après nous être éloignés du système soviétique, et après l’époque de Charaf Rachidov, lorsque, pendant un court moment, une plus grande liberté s’était ouverte dans la question nationale, différents dirigeants se sont succédé à la tête du pays. Alors pourquoi, même durant les années d’indépendance, ne l’avons-nous pas fait? Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi?..
Était-ce parce que nous manquions de moyens? Pourtant, les richesses ne tombent pas du ciel aujourd’hui plus qu’hier. Le coton, l’or, le gaz – ils existaient déjà autrefois. Alors pourquoi ne l’avons-nous pas fait plus tôt ? Qu’attendions-nous donc ?!
De telles questions font inévitablement naître un sentiment de culpabilité – envers l’histoire, envers l’âme pure de nos ancêtres. Le temps perdu, l’indifférence, l’attitude condescendante envers notre grande histoire et notre culture transforment cette douleur en un sentiment encore plus brûlant.
Mais le monde ancien et la mémoire historique renferment en eux la sagesse. Parfois, un événement soudain, presque miraculeux, peut effacer la peine et la nostalgie, illuminant non seulement le cœur de l’homme, mais aussi le monde entier. En ce sens, l’amour immense de Chavkat Mirzioïev pour son peuple et sa patrie, ainsi que sa fidélité filiale à son devoir envers le pays, peuvent être perçus comme une bénédiction du destin, capable d’effacer les erreurs d’hier et de guérir le cœur du peuple.
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